Un boudoir sur l'Atlantique

Blog de Francis Richard, 11 septembre 2019 : http://www.francisrichard.net/2019/09/un-boudoir-sur-l-atlantique-de-jessica-da-silva-villacastin.html

Préface de David Collin

Qui comme Ulysse…

Tout voyageur, pour qui le mot voyage est encore chargé de sens, sait que le chemin compte davantage que la destination. Le but du voyage n’est pas de se rendre quelque part, mais d’accomplir le voyage, de vivre l’épopée du déplacement plutôt que d’arriver et de s’ébahir devant les highlights du tourisme mondialisé.

Le voyage de Jessica est de cette veine. Et son récit, rythmé par les épreuves du temps, de la répétition et de la solitude, narre un voyage, qui comme celui d’Ulysse aurait pu rester à jamais dans cet état de latence où le voyageur est prisonnier : entre l’apparence du mouvement et l’immobilité relative, auquel l’oblige, entre deux escales et aventures, le confinement.

La première partie du récit, qui comme le voyage, aurait pu ne pas finir tant l’auteure redoutait de quitter l’état second de l’équipée, a choisi de partir sur les mers, dans la lenteur relative d’un cargo, davantage destiné au transport des marchandises qu’à celui des âmes.

Mais quelle meilleure place que passager pour observer son fonctionnement, les équipages et vivre le temps qui passe ?

Celui qui n’a pas l’habitude des longs voyages redoute facilement l’ennui, d’être enfermé dans ce que Jessica appelle joliment un boudoir. Parce qu’elle l’a décidé ainsi.

Le Transsibérien fait rêver, ne serait-ce que par son nom et l’aventure qu’il promet. Mais pour la plupart des gens, l’idée de parcourir des milliers de kilomètres de forêts de bouleaux ne peut être que redoutablement ennuyeuse. Sauf si l’on considère que l’ennui n’est ni une tare ni une chose à fuir. L’ennui redouté est plutôt favorable au déploiement des rêves, à la naissance des idées, et à la rencontre.

Jessica sait bien que ce n’est pas l’événement qui compte, même si l’imprévu surgit là où on ne l’attend pas. Il est bien plus intéressant de chercher à comprendre comment ça marche, de parler à des inconnus qui vivent d’autres vies, d’oublier le temps qui passe quand il semble ne plus passer. Les marges du Monde sont bien plus passionnantes à observer que les centres bondés où le lien n’existe plus.

Entrer dans les pensées d’un autre, comprendre ses motivations, est toujours une découverte. Ce n’est pas tant dans ce qu’elle dit d’elle-même que Jessica surprend, mais dans ce qu’elle ne dit pas, ou dans ce qu’elle dit d’elle-même en choisissant d’écrire ce livre ainsi, entre rêverie poétique et poétique du reportage.

Jessica juxtapose l’intimité du boudoir et la rudesse de la mer, d’un monde exclusivement masculin dont elle adopte les coutumes, et dont on découvre peu à peu la rudesse, la coexistence quotidienne étant faite de connivences et de confessions inattendues.

La Guyane aurait pu ne pas exister. Juste un point tendu vers l’horizon, le prétexte à d’innombrables fuites et désirs de recentrement, et de désirs tout court... Mais il faut bien mettre pied à terre. Et malgré les regrets, et le manque du nouvel équilibre qu’elle ressentait enfin, et qu’elle analyse si bien, ballottée au milieu du perpétuel déséquilibre des flots et des vents, Jessica quitte le bord comme un matelot retenu par une trop longue escale. Une autre solitude commence. Parce que c’est aussi le destin d’une voyageuse que d’être livrée à ses propres décisions, et parfois à son désir de ne pas en avoir. Comme dans tout vrai voyage.

Pour se retrouver, il faut être un peu seule, et se laisser bercer par l’onde dans laquelle surgira peut-être l’écriture. C’est bien ce que cherchait Jessica. C’est bien ce qu’elle a trouvé.